SABLE ROUGE ET SOLEIL NOIR
L’éclipse totale de soleil du 4 décembre dernier proposait aux observateurs une bande de centralité traversant l’Afrique austral et le sud de l’Australie. C’est cette destination qu’on choisi 5 astronomes français, à l’extrémité Est de la ligne tant convoitée. Une éclipse posée sur l’horizon pour 20 secondes inoubliables marquées à jamais dans leur rétine.
Le choix était cornélien pour assister à l‘éclipse en cette fin d’année 2002; à savoir le continent noir et 1 minute 30 secondes de totalité avec une chance sur deux d’avoir une couverture nuageuse, ou la terre des aborigènes et un maximum de 35 secondes de soleil noir. L’optique était différente lors de la décision prise en mai dernier avec Christophe Marlot pendant les Rencontres du Pilat. Nous avions privilégié la qualité à la quantité, à l’instar d’une équipe américaine emmené par l’astronome Glenn Schneider. Le but était simple : observer l’éclipse au coucher du soleil, le plus près possible de la ligne d’horizon. Peu importe les 20 secondes de totalité prévues à cet endroit, nous voulions voir à quoi ressemble l’un des plus beaux spectacles de la nature dans une configuration aussi extrême. Nous n’allions pas être déçus…
La recherche dans abbaques du 20ème siècle ne laissait ressortir que 27 éclipses totales visibles au coucher du soleil sur une terre émergée ! La majorité d’entres-elles dans des lieux inaccessibles avec des conditions météos probablement difficiles. Seule l’éclipse du 11 juillet 1991 se terminant au Brésil laissait une image du soleil éclipsé et fortement aplati posé sur le sol. Autant dire que peu d’observateurs avait eu la chance d’observer un tel phénomène. Nous voulions en être, et ne pas manquer l’opportunité du 4 décembre 2002, avec la bande de totalité se terminant en plein Outback australien, gage de ciel clair et d’horizon dégagé.
Adélaïde
La capitale de l’Australie Méridionale (South Australia) nous sert de rendez-vous ce 1er décembre, et Christelle, Brigitte, Christophe, Marc et moi-même entamons ce jour notre aventure sur ce continent magnifique. La majorité du trajet de l’éclipse se déroule dans cet état, avant de traverser fugitivement la Nouvelle Galles du Sud (New South Wales) et de venir mourir au Queensland, but de notre expédition. La couverture médiatique de l’événement dans le pays concerne principalement le South Australia, avec 3 sites majeurs d’observation; la ville côtière de Ceduna, Woomera et Lyndhurst près du Parc des Flinders Ranges, où un festival musical est organisé. Aucune route ou piste ne relie dans le sens de l’éclipse ces différents sites, et le choix doit être bien pensé avant de bouger devant une éventuelle zone nuageuse, les distances étant importantes.
Un point météo à Adelaide laisse voir une énorme bande nuageuse qui traverse le pays, couvrant la zone de centralité. A 3 jours de l’éclipse, nous estimons sa vitesse de déplacement, et le ciel devrait être dégagé dans le désert pour le 4.
C'est parti pour rejoindre le désert.2 jours de voyage sont nécessaires pour nous amener à notre camp de base, une petite ville de 150 âmes en plein désert, Tibooburra. Il nous a fallut rejoindre tout d’abord Broken Hill, ancienne ville minière à 500 km d’Adelaide, puis poursuivre encore 330 km de piste pour rejoindre Tibooburra. L’ambiance dans cette contrée est surréaliste. On retrouve ici en plein désert tout les services de la ville; station-service, hôtel, restaurant, petit hôpital, poste de police, et même un centre internet, si précieux pour les chasseurs d’éclipses! Certes, les journaux arrivent une fois par semaine, mais l’eau est acheminé tous les jours par un Road-train qui va la chercher dans un puits à 100 km. Il faut dire qu’il n’a pas plu à Tibooburra depuis 3 ans.
Tibooburra
Nous sommes la veille de l’éclipse quand nous arrivons à Tibooburra, où nous rencontrons l’équipe de Glenn Schneider qui est déjà allé repérer le spot convoité pour l’observation de l’éclipse; Old Naryilco à une centaine de km au nord de Tibooburra, en plein désert. Leur verdict tombe comme une douche froide : l’endroit n’est pas bon pour observer l’éclipse à 0,5 degré de hauteur, soit juste un diamètre solaire, il y a trop de petits arbres sur un terrain plat. Les américains ont fait leur choix; ils observeront plus à l’ouest vers Fort Grey, à 130 km de Tibooburra, avec l’astre solaire à 1,3 degré de hauteur, gage de sécurité. Rapide concertation entre nous. Nous sommes le 3, l’éclipse à lieu le lendemain soir, et malgré les nuages qui continuent de boucher le ciel, nous ne pouvons repérer qu’un seul site ce soir. Esprit de contradiction? Fierté? Déçus de ne pas pouvoir appliquer le programme mûrement préparé depuis 6 mois? Nous décidons d’aller voir par nous même. Nous remplissons le 4x4 de 60 litres d’eau, de nourriture, et partons par la piste du nord en milieu d’après midi. Après plusieurs arrêts pour l’observation des nombreux kangourous rouges qui peuplent cette partie du désert australien, nous franchissons après 55 km la "Dingo fence“, clôture métallique qui marque la frontière avec le Queensland, et empêche les dingos, chiens du désert, d’étendre leur territoire. Encore une quarantaine de km sur une piste rectiligne et rouge à faire rêver tout peintre européen, et je stoppe le véhicule sur l’ordre de Christophe. Le GPS est formel. Nous sommes sur la ligne de centralité, à 27 heures de l’éclipse, à 22000 km de la France. Les nuages couvrent toujours le ciel, et les américains ont raison… Certes, ils ne sont pas gros ces eucalyptus, ils sont même magnifiques plantés dans cette terre rouge, mais ils bouchent désespérément l’horizon et il sera impossible de voir le soleil éclipsé demain.
Old Naryilco
On cherche la colline.Que faire? La solution doit être dans les cartes topographiques étudiées depuis longtemps. Il y a une petite colline à une dizaine de km de la piste qui doit permettre de s’élever un petit peu. Nous quittons la piste et empruntons des anciens chemins qui doivent nous amener au spot recherché. Grâce à la carte et au GPS, nous arrivons après quelques tâtonnements à Old Naryilco, ancienne station dont quelques morceaux de bois trahissent une présence humaine, il y a bien longtemps. Ambiance fantastique du lieu. Il nous faut encore une petite heure dans le jour finissant pour découvrir enfin la petite colline salvatrice, promontoire indispensable pour être aux premières loges du spectacle astronomique qui se prépare. Les arbres ici se font plus rares, et la colline est couverte de cailloux, posé sur la terre rouge. On se croirait vraiment sur le site d’atterrissage de Mars Pathfinder. Il est 18h, est le soleil est toujours masqué par les nuages, mais la ligne de beau temps n’est plus très loin, comme les images satellites nous le montraient le matin à Tibooburra. Tout se déroule parfaitement, nous n’avons pas aperçu d’autres traces de 4x4, les américains n’ont donc pas poussé les reconnaissances aussi loin que nous. Nous avons maintenant la certitude que nous serons les derniers observateurs de la bande de centralité, les plus à l’Est…
Tout se déroule trop bien, et soudain l’erreur! Excités par la recherche du spot, enivrés par les paysages somptueux dans cette partie du désert australien, nous montons trop haut sur cette colline couverte de multiples cailloux. L’avertissement est sévère: une roue crevée, avec seulement une de rechange, alors que les autochtones en ont tous trois. L’inquiétude fait place à l’euphorie. A 100 km du premier lieu habité, en plein désert où la température monte à 45°, l’aventure commence peut-être vraiment maintenant. Certes, nous avons beaucoup d’eau, nous avons trouvé l’endroit idéal, mais il nous faut maintenant revenir à Tiboobura sans crever une seconde fois… Faute de quoi nous passerons deux jours à attendre que quelqu’un passe sur la piste, et nous manquerons l’éclipse. Avec milles précautions, après avoir changé la roue, je descends de la colline derrière mes quatre guides qui enlèvent les pierres les plus tranchantes au fur et à mesure de la progression. Dans une ambiance tendue, chacun observe furtivement le soleil qui maintenant apparait dans la bande de ciel clair qui couvre l’horizon ouest. L’astre est près de se coucher, il est 9h11 TU, à 24 heures de l’éclipse. Le spectacle est fantastique, on essaie d’imaginer l’éclipse du lendemain dans des conditions aussi parfaites… Cette vision procure un sentiment mélangé de satisfaction et d’inquiétude de ne pas pouvoir atteindre Tibooburra cette nuit. Il nous faudra 4 heures à petite vitesse pour rejoindre notre camp de base, sur les quatre pneus gonflés. Grand soulagement pour tous.
Mercredi 4 décembre. Le jour tant attendu est enfin arrivé. Le ciel nous offre pour la première fois depuis Adelaide ce bleu azur si cher aux astronomes. Chacun a le sentiment que l’on va vivre quelque chose d’exceptionnel, on en est maintenant persuadé. Tibooburra semble vide, beaucoup sont partis vers Fort Grey pour voir l’éclipse. La roue crevée est maintenant entre les mains de Sandy, le réparateur de pneu local. A notre grand étonnement, l’homme sort une carte détaillée des environs, où il a dessiné la ligne de centralité. Il pointe son crayon sur une zone connue de lui seul. Une dune où il ira avec son ami le tour-opérateur local voir l’éclipse, avec quelques bonnes saucisses à griller et moult bières pour célébrer l’événement. Nous reprenons la piste d’hier en milieu d’après midi. Le soleil revenu nous fait maintenant sentir toute sa chaleur, ne laissant aux kangourous que quelques rares zones d’ombres où ils se reposent. Une autre ombre nous intéresse, celle que la lune va générer sur la surface de notre planète dans quelques heures.
6h15 TU. Le jour se lève en France dans l’automne finissant. Le soleil entame ici dans l’Outback sa descente vers cet horizon qui le verra s’unir une fois de plus avec notre satellite naturel. Chacun prépare tranquillement son matériel. Nous sommes sur le début de la petite colline repéré la veille. Le paysage est somptueux de désolation, avec cette rougeur du sol qui contraste avec le bleu du ciel. Le soleil se couchera à 245° d’azimut, et notre position permet d’avoir de beaux arbres dans cette direction. L’éclipse a déjà débuté en Afrique, et nous prenons conscience de la réunion de milliers d’êtres humains qui se sont donné rendez-vous tout au long de la zone de l’ombre lunaire. Etre les derniers de la liste renforce cette sensation de communion avec la nature, où la brièveté et la rareté de l’événement reste emblématique des éclipses totales de soleil. Le GPS de Christophe donne la position suivante : 28°44‘07“S, 141°48‘43“E, soit légèrement au nord de la ligne de centralité. Les logiciels pour cette position nous donnent la hauteur sur l’horizon du soleil à 0,5°, soit un diamètre solaire. Mais déjà Séléné à mordu le disque d’hydrogène, il est 8h15 TU. L’éclipse commence…
Un pilier de cathédrale
Ceux qui ont eu la chance d’assister à une "totale“ savent combien il est difficile de décrire le phénomène pas les mots, tant l’événement dépasse la simple description astronomique et fait appel à la sensibilité de tout un chacun. 9h10 TU. Le mince croissant solaire procure autour de nous une étrange lueur blafarde dans ce paysage martien. J’ai ôté les filtres des instruments et me risque à observer loin du viseur en vision décalée le spectacle. Je m’attends à quelque chose d‘unique et bouleversant. 9h11 TU. Deuxième contact. Les grains de Baily trahissent les derniers feux du soleil au travers des reliefs des cratères lunaires. Collier de perles qui pare l’éclipse de ses plus beaux atouts. A l’opposé, de belles protubérances sont déjà visibles. L’œil rivé derrière le viseur, je retiens mon souffle. Je vois comme dans un rêve ce que j’avais imaginé depuis des longues semaines. Avec une beauté mille fois supérieure. Un soleil éclipsé, aplati par la réfraction atmosphérique, posé sur la cime de cet arbre à l’horizon… Des protubérances très nettes et une couronne atténuée elle aussi. 10 secondes ont passé. Bouleversé, je lève les yeux pour admirer en visuel. Le choc. L’éclipse paraît plus grosse que les autres, au vu du référentiel de l’horizon, et l’ensemble est ahurissant. L’ombre, qu’aucun d’entre nous n’imaginais avant, est présente sous la forme d’un cône vertical, partant du soleil et s’élevant dans le ciel d’un bleu profond pour venir mourir vers le zénith sur une trentaine de degré de large. „Un pilier de cathédrale“ commentera Christophe après l’éclipse. L’ombre est tangentielle à la surface de la Terre là où nous nous situons, produisant ce cône fabuleux. 20 secondes.
De nouveau les grains de Baily. La lumière solaire peut être observée avec les longues focales, tant le soleil est bas sur l’horizon. 20 secondes de pur bonheur. Le phénomène des éclipses, déjà d’une beauté rare quand notre astre est haut dans le ciel, est ici amplifié par la position extrême du soleil. Mais l’éclipse n’est pas fini. Le fin croissant mettra encore cinq minutes à disparaître derrière l’horizon, avec les arbres en avant plan. Pendant une minute, la vision des deux cornes entourant un bosquet me laissera sans voix.
Embrassades, accolades clôtureront cet événement astronomique qui restera gravé à jamais dans nos mémoires. Hormis les deux prochaines éclipses totales matériellement et financièrement inaccessibles (Antartique et Pacifique), le prochain rendez-vous avec le soleil noir est fixé au 29 mars 2006. Si le Grand Scénariste nous le permet, nous y serons.
Philippe JACQUOT